revue opossum
Révolutions
Il semble que la seule révolution véritable, celle dont nous avons l’intuition individuellement, qui nous rassemble collectivement et donne du sens à nos sacrifices, soit un paradoxe, à la fois intérieure et extérieure, destinée à soi et aux autres, qui nous amène à nous amputer du connu pour nous ouvrir au mystère.
La limite révolutionnaire
Les révolutions tendent à tourner court, comme un élan qui retombe, une impulsion qui se noie dans une forme devenue confuse, parfois dans un bain de sang et d’absurdité. Beaucoup d’élans, et presqu’autant d’avortements. Rien ne semble pouvoir affirmer la pérennité d'un mouvement collectif initié de façon révolutionnaire, c'est-à-dire dans la transformation radicale de ce qui existait pour tenter une forme plus juste et plus pérenne. Le terme de révolution évoque aussi le mouvement par lequel les planètes tournent sur leur axe pour atteindre un tour complet.
Pour les humains quel est l'équivalent de ce tour sur soi même, qui rendrait le mouvement si radicalement abouti que rien, plus jamais, ne pourrait être comme avant ? Je ne connais qu'un aspect de l'expérience humaine qui témoigne de cette capacité à ne plus jamais revenir en arrière, et c'est ce que nous pourrions appeler le processus de l'évolution de la conscience jusqu'à l';incarnation.
Tout ce qui n'est pas conscience, comme le savoir, la possession, les affects, le pouvoir, tout cela est susceptible de transformations régressives, allant de la perte pure et simple à la perversion des intentions.
Tout change dans le vivant : le corps, les relations, l'environnement, l'état des lieux que font les sciences chacune dans leur domaine. L’histoire humaine, elle, semble susceptible de se répéter aussi longtemps que les individus qui composent les groupes, les peuples, ne tirent pas d’enseignement du passé. Les humains changent également, dans leur corps, leurs relations, avec leur environnement, dans leur rapport au savoir. Ces mouvements peuvent être vécus comme des progrès, des accroissements, ou des dégradations. L’histoire des individus, comme celle des groupes, répète des évènements du passé, du vécu généalogique, des ancêtres, aussi longtemps qu’ils n ont pas été éclairés par la conscience personnelle.
Ce qui dans la vie humaine peut se constituer sans régresser, c'est la conscience de soi en tant qu'être unique relié au monde et aux autres dans une dimension intemporelle et universelle. C'est une expérience vécue, ce n’est ni une croyance ni seulement un apprentissage. C'est plutôt un projet mystérieux dont le processus se déroule pour chacun de manière spécifique, bien que tous ceux qui le traversent en témoignent dans une communauté de ressenti. Personne ne peut le faire advenir pour autrui par la force de la volonté, pourtant c'est toujours par le lien avec d'autres humains que cela peut le mieux advenir. C’est le cœur même de la révolution.
Une révolution : la difficulté permanente de changer radicalement
Il est difficile de décrire véritablement ce qu’est la révolution, car elle est par nature insaisissable, elle est le mouvement puissant, d’origine incontrôlable, qui peut tout renverser sur son passage, comme un tsunami. Comme le tsunami, elle peut laisser derrière elle des décombres énormes, des disparitions humaines sans nombre. La révolution, au départ initiative clandestine, secrète, dissimulée dans l’ombre, est le fait de quelques uns, qui choisiront de passer à l’acte et de rendre visible dans la lumière du grand jour la mise en œuvre du projet humain auquel ils prétendent.
Ce désir puissant d’un changement radical, qui vise à balayer les scories du passé et des aïeux pour mettre en place un nouvel ordre, en principe plus cohérent avec le temps présent, existe chez les individus comme dans les groupes humains, dans le cœur d’une personne comme dans celui d’une nation.
Nombreuses sont les révolutions qui ont fait autant de mal que ce qu’elles prétendaient combattre ou remplacer. Passant d’un « isme » à un autre, des millions de personnes n’ont pas vu grande évolution dans les effets du changement des gouvernants. Le capitalisme ne fait pas mieux rêver que le communisme, le ‘tout pour soi’ ne semble pas meilleur pour les vivants que le ‘rien à soi’.
Beaucoup sont morts dans des camps, dans des bains de sang, sous la torture, de famine, de douleur, de désespoir. Beaucoup meurent aussi, plus discrètement si l’on peut dire, à petit feu, en vendant leur force et leur santé pour des tâches sous –payées, méprisées, souvent liées à des « révolutions industrielles » ou économiques. Quand un paysan indien se suicide en buvant du round up, ce n’est pas parce qu’il n’a pas d’autre moyen de mourir, la corde ou le puits ont toujours fait l’affaire, et seraient moins douloureux ; s’il le fait c’est qu’il ne sait pas écrire et nommer autrement ce qui le tue qu’en retournant l’arme contre lui, signant ainsi sa tentative révolutionnaire, y imprimant le sceau de son corps.
Quand les déçus de l’union soviétique préfèrent tenter de mourir plutôt que de survivre à la perte de leur idéal et de faire face à la réalité, que comprendre de leur désespoir et de la nature de leur attachement ?
Révolution avortée, souvent si déviante de son projet initial, quelle est ta maladie, quel est ton vice, pour que ton énergie se corrompe ainsi, et que les partisans puissent devenir de nouveaux bourreaux ? que deviennent l’élan , l’aspiration, la vision, qui ont présidé à ta naissance ?
Une révolution : une échelle et un contexte
Pour mieux comprendre les impasses et les déviances des processus révolutionnaires peut - être le plus judicieux est - il de les rapporter à l’échelle de l’individu, et de regarder comment le désir légitime d’une vie plus juste peut basculer dans la folie, le meurtre, l’inversion suprême de la liberté, la haine de l’autre quand il n’est pas comme soi.
Lorsqu’une personne décide de donner cours à une intuition qui l’habite, et lui fait
désirer un changement parfois radical de son existence, quel crédit lui accorder, quel fondement reconnaître à sa démarche, pour qu’elle soit une révolution probante et non pas une échappée violente du réel ?
La révolution d’une vie ne surgit pas ex nihilo, elle a des racines, des courants
souterrains l’ont nourrie, le jour où elle devient manifeste est celui où les circonstances, aussi bien intérieures qu’extérieures, sont arrivées à ce point de maturation qui rend la visibilité du désir possible. De ce point de vue, elle s’apparente dans son déroulement aussi bien à la maturation de l’œuvre artistique qu’au point de non retour où le passage à l’acte a parfois lieu. Si ce jour là un détail avait été différent, il est envisageable que la chose n’aurait pu se produire. Un cercle fermé tente de devenir spirale, au prix d’un effort coûteux.
La révolution est liée par nature aux circonstances, et pas seulement. Si les membres du Conseil National de la Résistance n’avaient pas risqué leur vie en permanence pour se rencontrer, et poser les axes de la société future que la guerre leur rendait si nécessaire et désirable, leur propos aurait sûrement pesé moins lourd. Chacun d’entre eux y mettait son poids de chair, et ignorait en sortant dans la rue s’il atteindrait le lieu clandestin de réunion. Dans le contexte de l’occupation, les clivages politiques laissaient place à une aspiration universelle. Jean Moulin, mourant après avoir connu la torture sans rien céder à son bourreau a donné sa vie pour que ce conseil poursuive ses objectifs sans être détruit. La société « révolutionnée » qui est advenue par la suite, en grande partie fondée
sur leurs propositions, est redevable à cette peur constante affrontée avec courage, par des humains qui avaient à cœur de croire en l’humanité dans une dimension collective et partagée, dans les jours les plus sombres.
Une révolution : le sacrifice du confort
Il n’est pas de révolution qui puisse, pour amorcer son mouvement, faire l’économie de la peur et du courage, du sacrifice de l’immédiat en vue du durable, de celui de l’ego au profit du projet humain.
C’est le point de vue qui permet à chacun de nous de s’identifier à ceux qui l’ont précédé, ses aïeux bien sûr, tous ceux dont la vie a été nécessaire pour que nous soyons là aujourd’hui, mais aussi tous les ancêtres de l’humanité, tous les obscurs, les oubliés, les nécessaires, qui ont nourri la vie et porté le projet de vivre comme des humains debout, intègres, verticalisés, plus ou moins selon chacun, mais néanmoins tous derrière nous, comme une immense mémoire. Ils ont tous essayé, et plus ou moins réussi, à vivre humainement, car cela reste un projet de l’éthique, une vision, qui nous demande précisément d’entamer la démarche révolutionnaire. Cette’ banque mnésique’ du vivant engagé au service de l’éthique rappelle l’importance de notre contribution personnelle : accomplir sa révolution n’est pas la quête et l’assouvissement de la jouissance personnelle, mais une participation à la conscience humaine dans son ensemble, humble autant que nécessaire.
Le désir révolutionnaire s’origine et se conserve dans les profondeurs de la pensée humaine, il en est le sel et l’essence. Il ouvre une brèche nécessaire dans le cercle de nos habitudes et certitudes, il permet au mouvement spiralé de l’évolution de prendre corps.
Il est le désir de ne pas oublier ce qui importe, dans un choix conscient et actif.
Une révolution : à l’opposé de la régression
Les révolutions qui dévient mettent en avant un discours sur le bien des humains dont la réalité démontre le mensonge. Le fanatisme remplace les valeurs humaines partagées, la valeur de la vie disparaît au profit d’une abstraction. Ce ne sont plus les engagements des ancêtres qui soutiennent les vivants, c’est la mort qui saisit le vif. Les liens d’amour, de loyauté, de bienveillance sont bafoués, et cette trahison témoigne prétendument de l’adéquation avec le postulat révolutionnaire. Chacun peut alors être volé, dénoncé, torturé, violé, tué, par un voisin, une connaissance , un jaloux ou un indifférent, au nom d’une doctrine qui sépare les élus et les exclus selon un arbitraire épouvantable. Le vivant si complexe et riche, qui sollicite notre participation à chaque instant, se réduit alors à un discours binaire qui divise les humains en deux troupeaux, celui des loups et celui de leurs victimes. C’est l’involution humaine, le retour à un état de conscience antérieur et régressif, dont le sinistre programme se répète d’âge en âge dans l’histoire
de l’humanité.
Cette haine de l’humain fait son lit dans le confort de la paresse et la démission des responsabilités individuelles. Chaque fois que nous évitons de penser, de nous situer par nous mêmes, elle peut entrer et disposer de nous.
La relation entre les individus et le collectif auquel ils se réfèrent peut donc être le socle qui soutient l’ardeur désirante d’un bien plus juste pour tous, elle peut aussi devenir par le jeu de l’inversion l’enfer qui ment, appuyé sur une doctrine haineuse.
Une révolution : le serpent au jardin, ou l’ambivalence du désir de changement
L’ardeur révolutionnaire se perd dès lors qu’elle propose de traquer l’erreur et le mal à l’extérieur de soi, dès qu’elle désigne des coupables, des non -conformes, dont l’éviction ou l’exécution sont supposées garantir l’assainissement de la vie pour les autres, toujours désignés comme une majorité vertueuse. Elle désigne des élus, toujours assimilés à des juges détenteurs de la loi morale, et des exclus, qui deviennent vite tous ceux qui n’ont pas le pouvoir. Les soi -disant fauteurs de trouble que les gouvernements révolutionnaires traquent doivent ne pas être coupables de ce dont on les accuse, pour que la terreur d’être pris pour l’un d’eux soumette tous les autres. La structure du pouvoir ne cherche pas à évoluer mais seulement à se maintenir, et elle rejette sur l’extérieur la part d’ombre qui lui incombe.
Dans le vécu psychique individuel, au contraire, il est évident lorsqu’on travaille sur la mise en lumière de ses propres zones d’ombre que le désir humain est tourné vers plus de conscience et d’altérité, même si le processus est long et coûteux. Ici pas d’échappatoire, pas d’autre loi que l’éthique, qui se perçoit et se traduit en sensations et non pas en doctrine.
Alors, si l’humain pris en particulier semble désireux d’évoluer, de mener à bien sa
révolution personnelle, où se perd l’intention et comment se corrompt elle ?
Une révolution : c’est sortir du refoulement
Refoulement : peur d’aller à l’encontre du consensus groupal, paresse de désapprendre nos erreurs, orgueil de nous croire aboutis plus qu’en chemin, croyance en notre propre limitation, comme si nous étions des objets. Le refoulement s’appuie sur le sentiment de l’impuissance. La révolution, elle, est un moment et un espace où l’impossible semblent envisageable, où l’interdit impensable peut être surmonté.
Il faut pour cela trouver le temps d’ être soi , la liberté de choisir entre l’ombre et le
travail de mise en lumière, et c’est bien souvent dans le lien avec un ou plusieurs autres humains que l’étincelle devient une flamme.
Nombreuses sont les tentations, pour les individus d’abord et pour les organisations humaines ensuite, de rester dans le vase clos de leurs certitudes, dans l’enfer de leurs mensonges et de leurs approximations. Le mouvement révolutionnaire ne peut survenir chez tous à la même heure ni dans la même intensité, et si cela a lieu parfois de manière temporaire et locale, l’histoire montre combien l’élan retombe vite et souvent mal.
La révolution laisse alors place à un discours sur ce que doivent vivre les humains, et surtout ce qu’il leur est interdit de vivre, autrement dit elle devient une abstraction.
Dès que nous laissons un tiers extérieur nous dire ce que doit être l’évolution de notre pensée et de notre vie, la révolution est finie, elle ne passe plus par notre conscience. A l’image des animaux gavés de jouissance du meilleur des mondes de Huxley, notre ambition se résume alors à : ne pas souffrir, ne rien changer, consommer plutôt que d’aimer, de penser et de vivre.
Ce sont pourtant bien là trois aspects de la même chose : le désir humain d’exister dans la réalité, avec les autres.
Une révolution : tendre vers l’ultime, à partir de l’intime
Il nous est facile de souhaiter un changement lorsque nous sommes insatisfaits, sur quelque plan que ce soit. Réclamer, revendiquer, prendre les armes, brandir les poings, autant de braises qui peuvent déclencher des incendies. Puis quand nous obtenons satisfaction, que notre besoin de justice a été momentanément comblé, nous risquons de confondre le soulagement de la tension douloureuse qui nous animait avec la paix du cœur et de l’esprit. A petites braises petites pluies, et de soulagement en soulagement nous arrivons à confondre la joie de vivre avec le confort de ne plus souffrir. Mieux encore, nous ne sentirons plus ce qui occasionne de la souffrance à autrui, puisque nous ressentons de la satisfaction personnelle, et le ressenti de l’autre deviendra envisageable, abstrait, comme ces gens qui meurent sur un écran sans nous émouvoir.
Nous désertons alors notre humanité discrètement, dans une anesthésie si banale
qu’elle se présente comme une norme.
Le désir révolutionnaire est le contrepoison de ce confort, l’espoir que chacun soit à même de souhaiter le meilleur pour lui et pour l’autre. C’est un rêve qui traverse les individus dans leur plus grande profondeur, dans l’intimité de leur choix le plus profond, et jusqu’à leur horizon le plus vaste, dans le temps et dans l’espace, avec tous les autres humains. C’est une œuvre qui fait de chaque détail d’une vie les composants d’une vision globale.
Une révolution : la nécessité radicale de changer en permanence
La seule voie toujours praticable dans le cheminement révolutionnaire reste donc de se confronter en soi à ce qui dans le monde nous dérange et nous blesse, pour le penser, le transformer. Le lien qui existe entre notre conscience intime et le monde qui se rend perceptible à nous passe par nos sens, nos pensées, les informations qui nous traversent.
Chacun est responsable totalement du traitement qu’il en fait, de l’intention au service de laquelle il le fait, et des relations qu’il met en place pour le faire. Ce contexte, dans lequel chaque vie s’exprime et se déroule, est par nature instable et changeant, mais il l’est comme une harmonie qui se cherche sans cesse à travers de nouvelles formes. N’en voir que l’aspect rebutant ou effrayant est aussi absurde que de voir dans la palette la condamnation à peindre ou dans les sons la malédiction de la musique ! Le seul sacrifice auquel les humains ne peuvent se soustraire sans régresser c’est celui de leur engagement avec son poids de ressenti, douloureux ou agréable, mais toujours informant, toujours dynamique, toujours invitant à une exploration accrue, et à un partage. Vue sous cet angle la révolution se perçoit bien comme la danse qu’elle est, un tour sur soi ne ramenant jamais au même point de la conscience, puisque c’est un autre temps que celui du point de départ, et qu’un ressenti a été perçu durant le processus. Mieux nous acceptons d’être liés à cette danse, mieux notre mouvement sera sans fin.